Stellenbosch

la Mecque du rugby afrikaner
vendredi 10 février 2006
par  Stango
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Cette ville a formé des dizaines de joueurs sud-africains mais aussi les dirigeants du Parti national qui ont pensé et appliqué l’apartheid. Aujourd’hui, comme dans le pays, les choses changent doucement. Mais sûrement.

Les ancêtres de Dawie Snyman venaient juste de débarquer dans l’admirable Table Bay, lorsque le premier club de rugby voyait le jour. C’était en 1875 et déjà Stellenbosch était concerné. Deuxième lieu de rassemblement des colons, la ville, comme sa sour aînée du Cap, s’est lovée au creux des montagnes dans un paysage écrasant de grandeur. Un siècle plus tard, Stellenbosch s’est agrandi, mais l’esprit de conquête des Afrikaners y reste toujours perceptible. Malgré les bouleversements politiques qui ont privé les Afrikaners du pouvoir que leur conférait l’apartheid. Aujourd’hui, il trouve son expression dans le rugby.

Lorsque l’on pénètre dans le bureau de Dawie Snyman, le regard ne peut éviter un grand tableau, placé juste en face de la porte d’entrée. Les visages de trois hommes sont gravés dans le papier. D’entrée de jeu, Dawie commente : " Le plus vieux des trois s’appelle le docteur Auguste Markotter, c’est le père sportif du deuxième, Denis Craven, qui est mon père sportif, le troisième, c’est moi. Pendant plus d’un siècle, Auguste Markotter et Denis Craven ont organisé, encouragé, valorisé et contrôlé le rugby à Stenllenbosch, rien ne pouvait se faire sans eux, sans eux cette ville n’aurait jamais acquis ses lettres de noblesse sportives. "

Dawie, très modestement, passe son rôle sous silence. Pourtant après avoir été un des brillants joueurs de l’équipe nationale, les Springboks, il vient de créer le South African Rugby Institute (SARI), au cour de la vieille ville. Un institut qui se targue d’être la seule école de rugby dans le monde, qui a défini les critères d’un diplôme et dont l’équipe comporte la seule femme à un niveau professionnel. Au cours de sa première année d’existence, le SARI a envoyé cinq étudiants dans l’équipe de la Western Province, la " province " comme on dit ici.

Le parcours de Dawie Snyman est d’un classicisme déconcertant. Étudiant de la célèbre université, c’est tout naturellement qu’il a été sélectionné pour faire partie de la " province ". Il n’était pas le seul, loin de là : plus de 20 % des Springboks ont suivi le même parcours que lui.

Stellenbosch est une ville de fusion où le rugby est le lieu de toutes les rencontres. Fusion entre le vin et le rugby, fusion entre l’université et le rugby. À entendre les notables de la ville, tout passe par le sport. Janie Engelbrecht, une des célébrités nationales des Springboks d’hier, s’est reconverti dans les vignobles après avoir été blessé sur le terrain. La ferme qu’en 1903, Auguste Markotter a achetée pour la transformer en terrain de rugby, était une ferme viticole. Quant à l’université, on pourrait presque se demander, aujourd’hui, si des matières académiques y sont enseignées, seul son rôle de réservoir de rugbymen professionnel étant évoqué. D’ailleurs l’imposante et incontournable statue de Denis Craven orne son entrée.

Et pourtant cette université s’est bien rendue célèbre par la qualité de son enseignement. Une bonne partie des responsables politiques du Parti national, qui a dirigé le pays durant les quarante-huit années d’apartheid, en sont issus. C’est le berceau de l’étude de l’afrikaans, le romancier André Brink y fut professeur et on peut imaginer le très grand courage dont il a dû faire preuve pour y défendre ses convictions d’une société non raciale.

Stellenbosch, patrie du rugby, un pléonasme qui saute aux yeux à la visite des équipements sportifs de l’université, sur le terrain de la ferme achetée par Auguste Markotter. Certes, on peut y trouver des courts de tennis, des terrains de foot, de volley, de cricket, une piscine mais la place de choix est réservée au rugby et à son stade. Après avoir gravi les marches qui montent à la tribune d’honneur, le regard de Dawie devient brillant. Autour d’une pelouse impeccablement entretenue, 17 000 gradins s’étalent et en levant les yeux on est muet d’admiration devant l’équilibre que constitue la montagne, exactement située au milieu de la perspective. C’est un chef-d’ouvre d’harmonie entre la nature et la construction de l’homme. À la gloire du rugby. Dawie ne cache pas son émotion. " Pour moi, c’est le plus beau paysage du monde, plus beau que Le Cap, plus beau que Paris. "

Dawie Snyman fut un des joueurs qui ont fait partie de la très controversée tournée française des Springboks au milieu des années quatre-vingt. Pour lui, seul le sport compte et il n’a rien voulu voir des protestations politiques autour. " Nous avons joué très honorablement et parfois gagné contre les équipes de Bordeaux, de Toulouse, de Paris ", déclare-t-il avec fierté. Il en est de même à propos des polémiques qui ont opposé le président de la South African Rugby Football Union (SARFU) et Nelson Mandela. " Ne mélangeons pas le sport et la politique, c’est dangereux et cela n’a rien à voir. Les choses doivent aller au rythme où elles doivent aller ", déclare-t-il comme pour éluder le débat. " Même sur la question des quotas, nous n’avons pas besoin qu’on nous impose de telles décisions. Cela viendra naturellement. Aujourd’hui l’université est multiraciale, plus de 10 % de ses étudiants sont noirs ou métis, et on retrouve ce pourcentage dans les étudiants prêts à être sélectionné. D’ailleurs, ajoute-t-il, Breyton est, lui aussi, un enfant de Stellenbosch. "

Breyton Paulse, vingt-trois ans, l’un des " non-Blancs " de la sélection de Nick Mallet pour la Coupe du monde, fut effectivement un étudiant de Stellenbosch. Né dans la ferme où ses parents étaient employés, son père en tant que travailleurs agricole, sa mère, domestique dans la maison des maîtres. Il fut remarqué dès l’âge de quinze ans pour ses qualités de rugbyman. De club en club, il intègre en 1996 la " province ". Il n’a pas vingt ans, mais le propriétaire de la ferme, Charles Du Toit, lui octroie une bourse, ainsi qu’à quatorze autres enfants de la ferme, pour aller à l’université après qu’il eut obtenu son matric, l’équivalent du baccalauréat. Il n’y restera pas longtemps, en digne enfant de Stellenbosch, il préfère, sans aucune hésitation, l’intégration dans l’équipe de la " province " à la poursuite de ses études d’anglais.

Le conflit entre Nelson Mandela et la Fédération sur la menace d’appliquer des quotas raciaux dans l’équipe nationale, ont peut-être poussé Nick Mallet à l’intégrer dans sa sélection pour la Coupe du monde. Une hypothèse que conteste radicalement Dawie Snyman. Pour lui, " Breyton est un très bon joueur, ce sont ses qualités qui l’ont placé parmi les Springboks, pas la couleur de sa peau. " Mais qu’importent les justifications, il est évident que pour Dawie, ce dont il est le plus fier c’est que Breyton soit un enfant de Stellenbosch, il lui prédit, d’ailleurs, un grand avenir sportif.

La journée tire à sa fin, le soleil décline, l’ombre gagne les orgueilleuses façades blanches de la place historique de Stellenbosch. La petite église située au milieu de la place et transformée en magasin de gadgets touristiques se vide de ses clients. La route qui nous conduit hors de la ville longe le township. Organisation urbaine très classiquement sud-africaine, malgré les changements politiques. Là, le terrain de rugby est beaucoup moins rutilant que celui de la ferme d’Auguste Markotter. Ses constructeurs n’ont pas eu la possibilité ni même l’idée d’y encadrer la montagne. Mais pourtant il existe et en ces journées d’ouverture de la Coupe du monde, l’intérêt pour ce sport, dont les Noirs ont été si longtemps exclus, est vibrant.

Pourtant, même ici, il a fallu que l’Afrique du Sud remporte la dernière Coupe du monde en 1995, pour que, toutes races confondues, on savoure le goût subtil d’une victoire partagée. Pour que l’on éprouve l’émotion d’un cri sorti de toutes les poitrines, qu’elles soient blanches, métisses ou noires.

Anne Dissez (l’Humanité) 23 Octobre 1999 "Sur les chemins de la Coupe du monde 1999."


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